Echecs (Le jeu d')
Jeux de société / Critique - écrit par Kassad, le 26/10/2004 (
Quel est ce jeu qui se joue aussi bien dans l'arrière-salle d'un bistro moscovite rempli de vodka-addicts que dans les bains publics de Budapest ? Quel est ce jeu qu'un golden boy de la city peut pratiquer entre midi et deux et pour lequel se développent des écoles à travers la Chine ? Un jeu capable d'engendrer de véritables stars en Inde comme aux Etats-Unis ? Un jeu pour lequel les compétitions sont mixtes et où l'on trouve des participants de 5 à 100 ans ? Un jeu qui se pratique indifféremment avec des morceaux de bois ou à travers internet ? Il s'agit du plus vieux jeu de réflexion du monde, du roi des jeux : les échecs.
Personne n'est vraiment capable de dire d'où vient le jeu d'échecs. Ce que l'on sait est qu'il nous est venu des contrées orientales (entre le Pakistan et l'Inde) par les invasions arabes du VIIIe siècle. Mais son origine remonte à il y a plus de deux mille ans. Sa forme actuelle est fixée depuis le moyen-âge. D'ailleurs il est la représentation schématique de la société de cette époque. Le roi est la pièce la plus importante puisqu'une fois prise la partie est perdue : il est le symbole du pouvoir. La reine, ou la dame, est elle la pièce la plus puissante, elle est l'aristocratie. Ils sont entourés par des fous qui sont en fait une représentation de l'église (le nom anglais bishop, c'est-à-dire évêque est à ce titre plus évocateur) ou de l'armée (en russe on les appelle les officiers). Puis viennent les cavaliers figurant... la chevalerie, et les tours qui symbolisent la ville. Les pions quant à eux figurent les paysans. C'est toute la société qui se trouve ainsi plongée sur l'échiquier. Un reporter en demandant à Robert Fisher (le meilleur joueur de tous les temps) s'il pensait que les échecs étaient comme la vie s'entendit répondre : "les échecs sont la vie". Les échecs peuvent en effet se voir comme une épure des confrontations de la vie (guerre, compétition, etc.).
Mais il existe une autre interprétation des échecs. Si l'on considère le déplacement des différentes pièces on s'aperçoit vite qu'en fait chacune trace une figure géométrique de base. Les tours décrivent des lignes, les fous parcourent les diagonales alors que les sauts de cavaliers dont le déplacement paraît toujours un peu étrange au novice ne sont que l'approximation d'un cercle sur un damier. Là se trouve la deuxième approche que l'on peut avoir de ce jeu : celle d'un problême mathématique particulièrement ardu à résoudre.
Avec Freud et la psychanalyse, de toutes autres perspectives s'ouvrent sur ce jeu : celles des méandres de la pensée. Le jeu se joue à deux et le but est de capturer, tuer, le roi adverse. Il n'est pas difficile d'y voir un oedipe exacerbé qui est souvent avancé pour justifier de la différence d'intérêt que lui porte hommes et femmes. Freud considérait la psychanalyse comme une partie d'échecs où attaques et ripostes se succèdent entre le patient et son thérapeute. Je ne parlerai même pas des aspects sado-maso inhérents à ce jeu où je rappelle que le but est, même si ce n'est que symbolique, de tuer l'adversaire même si cela peut se transformer en subir une exécution quand les événements ne tournent pas comme on le voudrait.
Avec toutes ces interprétations la célèbre citation de Joseph Conrad : "Il se passe plus d'aventures sur un échiquier que sur toutes les mers du globe" prend tout son sens. Si, vu de l'extérieur, rien ne se passe, on assiste juste à deux joueurs immobiles qui ne se parlent même pas, c'est en fait l'infini qui est tutoyé dans chaque partie d'échecs. Un fait étonnant est en effet que le nombre de parties possibles est supérieur au nombre d'atomes de l'univers. Ainsi la retranscription d'une partie, voire les coups joués, ne sont que la face émergée de l'iceberg. La majeure partie de l'action est purement mentale et n'est jamais transcrite dans la réalité. Une personne ne pratiquant pas ce jeu ne peut que difficilement se rendre compte de la somme de peurs et d'espérances et de calculs que peuvent renfermer ces petites pièces. C'est une des caractéristiques les moins mises en avant de ce jeu que je voudrais souligner : ce jeu est beaucoup plus basé sur les sensations qu'on ne le pense généralement. Souvent les échecs sont représentés comme un jeu purement intellectuel, complètement déconnecté du réel appartenant au seul domaine de l'esprit. Rien n'est moins vrai. Durant une partie l'échiquier devient une extension du joueur, comme un nouveau membre. C'est dans sa chair que l'on ressent "la position", chaque pièce devient un morceau de votre corps et quand votre structure de pions est endommagée ou que vous présentez un point faible c'est un sentiment de malaise diffus qui s'installe en vous. De même la sélection du coup à jouer si elle comporte une part de calcul est aussi largement une affaire de "ressenti". Jouer aux échecs, comme la musique, est surtout une affaire de sensations qui ne sont pas vraiment exprimables par des mots. A la question de combien de coups il faut cacluler durant une partie, un célèbre joueur, Réti, répondait: "un seul, le meilleur", pour bien relativiser cette fausse impression que le joueur prévoit tout à l'avance.
Finalement je terminerai sur les multiples aspects formateurs qui font de ce jeu plus qu'un simple jeu. La pratique du jeu d'échecs est le sport intellectuel le plus complet qu'on puisse imaginer. Il vous fait développer votre mémoire en la faisant travailler pour se rappeler des débuts de partie et des situations standard. D'autre part c'est aussi un entraînement à la prise de décision en temps limité : à chaque tour c'est à vous de jouer et vous ne pouvez passer votre tour, vous ne pouvez fuir vos responsabilités. Là encore c'est une caractéristique principale du jeu d'échecs qui est mise en avant : ce qui vous y arrive ne dépend que de vous. Il n'y a pas de chance aux échecs et en cas de déroute vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous même : il n'y a pas de secret, vous voyez le jeu de votre adversaire, les forces sont égales au départ et la tricherie y est impossible. C'est ce qui rend ce jeu si exigeant mais aussi si passionnant. C'est aussi un jeu où se mêlent tactique (calcul à court terme en vue d'obtenir un résultat précis) et stratégie (planification à long terme, choix des objectifs) comme dans la vie de tous les jours. Je pourrais continuer sur des pages et des pages mais je pense que vous avez déjà compris pourquoi il s'agit du seul jeu qui fasse partie de la formation scolaire de certains pays et pourquoi il fascine toujours autant à travers les millénaires. N'hésitez plus, lancez vous à votre tour !